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Quelles limites pour le traçage numérique ? StopCovid et au-delà

Le traçage numérique limité par des facteurs technologiques et humains


Le traçage des contacts des personnes atteintes de la Covid-19 est un des moyens les plus efficaces pour casser les chaînes de transmission et ainsi freiner la diffusion du virus. Cela a amené l’État à favoriser le développement d’une application, StopCovid, et à mettre en place des équipes chargées de prévenir aussi rapidement que possible les contacts identifiés des personnes contagieuses.


Rédigé par Thierry Poibeau DR CNRS, École normale supérieure (ENS) – PSL le Mardi 29 Septembre 2020

Un des moyens les plus efficaces pour casser les chaînes de transmission et ainsi freiner la diffusion du virus /crédit DepositPhoto
Un des moyens les plus efficaces pour casser les chaînes de transmission et ainsi freiner la diffusion du virus /crédit DepositPhoto
Le but de l’opération est donc évident et positif, accepté par tous. Cependant, on remarque une situation paradoxale. D’une part, StopCovid est relativement inefficace, avec très peu d’alertes émises. D’autre autre part, StopCovid est faiblement adopté, avec 2,3 millions de téléchargements et de nombreuses désinstallations. Enfin, lors des enquêtes des brigades sanitaires, il y a eu des refus de communiquer sa liste de contacts aux enquêteurs.



Au-delà des positions extrêmes en matière de traçage, du refus systématique à l’acceptation béate, fondée sur des arguments de type « pourquoi refuser si on n’a rien à cacher ? », l’expérience en cours devrait pousser à s’interroger sur les technologies déployées. Le traçage est-il seulement un problème technique ? Pourquoi y a-t-il des réticences, si le suivi permet de stopper la maladie, comme on l’a parfois entendu ? Est-ce juste un manque d’« éthique de responsabilité » de la part des Français ?



Le traçage, une technique encore très approximative



Le point de départ est StopCovid, une application de traçage fondée sur le Bluetooth et non sur la géolocalisation de l’utilisateur. Le Bluetooth permet seulement d’avoir accès aux contacts proches, tandis que la géolocalisation est une technologie plus intrusive, permettant de localiser le propriétaire du téléphone en temps réel. Le Bluetooth est moins intrusif, mais aussi relativement peu efficace, n’étant pas conçu pour estimer les distances, surtout quand le téléphone est dans un sac ou au fond d’une poche.








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Et surtout, l’accès au Bluetooth est fortement limité par Google (Android) et surtout Apple (iOS), suite à des abus à répétition de la part de développeurs d’applications.



Le gouvernement français s’est en fait engagé dans une bataille perdue d’avance pour obtenir l’accès aux données du Bluetooth « en arrière-plan », c’est-à-dire quand l’application StopCovid n’est pas active au premier plan. En effet, alors que l’État français souhaitait pouvoir centraliser les informations récoltées sur un seul serveur, afin de pouvoir mieux suivre l’évolution de l’épidémie, Apple et Google ont bien fourni une API – une interface permettant l’accès à certaines informations de traçage – mais cette API était limitée, décentralisée, et non conforme aux demandes de l’État.



Cet épisode a souligné à quel point l’accès à ces données est soumis au bon vouloir et aux conditions des GAFA, en l’occurrence Google et Apple. Les États qui ont refusé d’utiliser l’API proposée ont alors dû développer des applications moins efficaces, du fait des limites imposées sur le Bluetooth – c’est le cas de la France – voire pour certains de changer leur fusil d’épaule et finir par se plier à la solution proposée par Google et Apple – c’est le cas du Royaume-Uni qui a ainsi mis une première application à la poubelle du fait de son inefficacité liée au bridage du Bluetooth.



Le traçage est utile, mais pas suffisant, pour éliminer le virus



Au-delà de la dépendance aux GAFA, le discours sur le traçage, et plus généralement la reconstitution des contacts et des chaînes de transmission, lui-même a été peu étudié. Le traçage permet de rompre les chaînes de transmission, mais seule une partie de la réalité est visible. En effet, il n’y a pas de bouton magique permettant d’identifier tous les malades à un instant t. On sait par ailleurs qu’il y a des malades asymptomatiques, d’autres qui ne se font pas connaître, etc. Enfin, les modes de transmission de la maladie, de même que la durée de la contagiosité, restent encore aujourd’hui assez mal connus.



Ainsi, lorsque la France était en phase 2 en février 2020, le traçage des premiers malades connus, dans l’Oise notamment, visait à remonter au fameux « patient 0 » : il s’agit effectivement d’une pratique connue du monde médical, afin de comprendre comment une maladie s’est diffusée. Les reportages en forme d’enquête policière, en particulier les reportages télévisés de février 2020, pouvaient laisser penser que l’identification du fameux patient 0 permettrait d’éradiquer complètement le virus, comme l’identification du coupable permet de refermer une enquête policière.



On sait depuis que la maladie circulait en fait déjà à bas bruit depuis la fin 2019 en France. Or, il est assez évident que si tracer les contacts est utile, c’est loin d’être suffisant pour éliminer un virus invisible, dont les modes de transmission restent très imparfaitement connus. Par ailleurs, et on le voit davantage chaque jour, tracer implique d’agir rapidement, d’avoir des équipes disponibles, nombreuses et réactives, d’isoler les malades, etc. Choses simples en apparence, mais difficiles à mettre en place en pratique quand surviennent des milliers de nouveaux cas chaque jour et qu’on peine à joindre les contacts des personnes infectées.



L’adoption du traçage dépend de manière fondamentale de facteurs humains



Pourquoi seule une très faible minorité de Français a-t-elle installé l’application StopCovid ? Pourquoi ne pas installer une application ouverte, utile et gratuite dans un contexte d’angoisse quant à la situation sanitaire ? Pourquoi avoir peur du traçage alors qu’on sait que nos portables nous « tracent » en permanence dans tous nos déplacements ?



Peut-être, tout simplement, parce que l’application est, paradoxalement et à rebours de son but premier, anxiogène. En effet, elle contribue à faire sentir à celui qui l’a installée qu’il court un risque à tout moment – risque de croiser un porteur de la Covid-19, de recevoir une notification, de se sentir traqué et toujours en sursis. Ne pas installer l’application peut être vu comme égoïste, dans la mesure où il s’agit, comme avec le masque, que « tout le monde protège tout le monde » en adoptant de nouvelles pratiques. En fait, au-delà des doutes sur l’efficacité de l’application et sur son caractère intrusif – même si les données personnelles sont soigneusement protégées, c’est probablement son caractère anxiogène qui est son principal frein. Sans omettre la peur d’être désigné comme celui qui a contaminé les autres : les garanties d’anonymat ne peuvent empêcher ce type de crainte, qu’elle soit rationnelle ou non.








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Évidemment, tout le monde souhaite que cette pandémie se termine, qu’il n’y ait plus ni malade ni mort et, même si on peut rêver à un « monde d’après » meilleur, le monde d’avant, où on pouvait se rencontrer et faire la fête, n’était pas si mal. Il ne s’agit donc pas ici de critiquer le traçage et l’idée de briser les chaînes de transmission du virus, mais de comprendre pourquoi le traçage n’est pas plus efficace et pourquoi il suscite parfois des réticences.



Le traçage au-delà de la Covid-19



La crise actuelle est une nouvelle occasion de nous interroger sur notre dépendance aux GAFA d’une part, et de souhaiter une meilleure prise en compte des facteurs humains dans les dispositifs techniques et les modèles scientifiques d’autre part.



Le traçage pose enfin d’autres problèmes, encore plus fondamentaux, en matière de souveraineté, et de libertés individuelles et collectives notamment : quelle information doit être partagée ? Avec qui ? À quelle fin ? Ces questions sont toujours d’une actualité brûlante, même si on a l’impression qu’en la matière, l’éthique court souvent après la technologie.The Conversation



Thierry Poibeau, DR CNRS, École normale supérieure (ENS) – PSL



Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.




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