Elles atteignaient désormais 9 565 millions d’euros en avril, une croissance de 13,1 % par rapport à avril 2023. Selon l’INE c’est la Catalogne qui reçoit le plus de touristes (21,3 %) soit 8 % de plus par rapport à 2023, suivie de près par l’Andalousie (15,4 % soit 4,4 % de plus qu’en 2023) et des Baléares (15,3 % soit 1,2 % de plus).
Ces derniers mois, ce sont les îles Canaries qui ont accueilli le plus de touristes (5,5 millions soit 11,4 % de plus par rapport à 2023), la Catalogne (5 millions soit 16,3 % de plus) et l’Andalousie (3,6 millions de personnes soit 13,5 % de plus). Barcelone notamment a été classée huitième ville touristique au monde par le Canadian consultancy firm Resonance. Son port, qui dispose de 7 terminaux, est la première base européenne et la quatrième au monde. Il accueille tous les ans 3 millions de passagers.
Un Las Vegas espagnol
Le tourisme entraîne des phénomènes de concentration sur les côtes. Les macro projets touristiques s’y sont succédé comme celui du groupe américain Las Vegas Sands qui prétendait contourner le droit du travail ainsi que la loi de prévention sur le blanchiment d’argent… Il fut remplacé en 2015 par un nouveau projet, le BCN World, un parc de 825 hectares censés accueillir hôtels, casinos, golfs… près du parc d’attractions Port Aventura. En 2015, le projet devient le Hard Rock Entertainment World : ce Las Vegas catalan devait accueillir deux hôtels, 75 boutiques, une salle de concert, une immense piscine à Tarragone. Les polémiques qu’il a suscitées ont brisé la coalition gouvernementale catalane et entraîné de nouvelles élections le 12 mai 2024. Parmi les critiques adressées au projet : son impact environnemental. En effet, le mégacomplexe Hard Rock allait puiser des tonnes d’eau dans le fleuve de l’Ebre, déjà asséché selon l’association « Stoppons le Hardrock » une plate-forme formée en 2012.
Le modèle touristique espagnol rencontre en effet de plus en plus de résistances. Des groupes écologistes comme Ecologist en Acción exigent l’arrêt des macroprojets ainsi que la réduction des croisières sur le port de Barcelone. Déjà, le 6 août 2017, El País avait titré un article « Turismophobie, des villes à louer » à propos de la situation des îles Baléares.
Ne pas devenir l’Ibiza du Nord
Le 20 avril 2024, lors d’une immense manifestation aux Canaries, les manifestants réclamaient un changement de modèle sous les slogans « Les Canaries sont épuisées » et « Aujourd’hui nous disons stop à la destruction ». Ils réclamaient la mise en place d’une écotaxe ainsi qu’un moratoire touristique. Une grève de la faim contre le modèle touristique a même été entamée.
A Majorque, les riverains excédés par les bouteilles de bière à bas prix et les mégots jonchant les plages défilaient massivement (près de 10 000 personnes selon la police) le 25 mai 2024. On pouvait lire sur une pancarte : “Too many tourist, too many cars, too many yachts… SOS résidents”. En Cantabrie le 20 mai 2024, 8000 personnes (selon la police) sont allées manifester leur refus de devenir l’Ibiza du Nord. La « tourismophobie » a atteint un tel degré à Valencia qu’une manifestation pour défendre le droit au tourisme a eu lieu le 2 juin 2024 : les manifestants soulignaient que selon les données de la Asociación de Empresas de Apartamentos Turísticos de la Comunidad Valenciana, le tourisme valencien avait rapporté 561 558 935€ à l’économie locale.
L’inquiétude et la colère de la population ont été entendues par certaines municipalités car Ibiza et Majorque ont durci leur législation : le 10 mai 2024, le gouvernement des Baléares, répondant à des manifestations inédites, a voté un décret sanctionnant d’une amende pouvant aller jusqu’à 1500 euros la consommation d’alcool dans les zones de « tourisme d’excès ».
Des limites aux locations touristiques
Au niveau national, le Tribunal suprême a posé des limites aux appartements touristiques dans deux arrêts (du 27 novembre et du 29 novembre 2023) qui confortent l’interdiction des activités économiques ou commerciales de quelque nature qu’elles soient dans des copropriétés à usage exclusivement résidentiel. Un nouveau décret avait été voté, le Decreto Ley 3/2023, qui établit la nécessité d’une autorisation pour l’usage touristique d’un logement, le nouveau système ayant vocation à s’appliquer dans 262 villes (dans 140 d’entre elles l’on constate une tension du marché du logement et dans 122 villes où il y a risque de rupture en raison du nombre de logements touristiques).
Ces autorisations auront une durée de 5 ans. Quant aux logements touristiques qui ont déjà fait l’objet d’un agrément, ils disposent de 5 ans pour obtenir une nouvelle autorisation. Entre 2009 et 2014, le nombre d’autorisations avait été multiplié par quinze à Barcelone avant de se stabiliser sous l’égide d’Ada Colau, une ex-militante du droit au logement. Le maire socialiste actuel de Barcelone, Jaume Collboni, a sonné le glas des logements touristiques le 21 juin 2024 sur X : « Nous voulons garantir le droit de vivre à Barcelone et lutter effectivement contre la crise du logement que nous connaissons depuis des années. C’est la raison pour laquelle, à partir de la mairie, nous agissons : plus de logement touristique à Barcelone #PrioritzemHabitatge“.
Un obstacle naturel ou presque
La « réussite touristique » espagnole se heurte désormais à un autre obstacle. Depuis le 7 mai, grâce aux pluies abondantes, le niveau des réserves d’eau qui était en mars de 15 % est passé à 25,4 %. Il est désormais possible d’utiliser 230 litres d’eau par jour au lieu de 200 ; certaines communes sont passées de l’état d’urgence à l’état d’exceptionnalité. Mais même si grâce aux récentes averses, en trois mois, le réservoir de Sau est passé de 5 % de sa capacité à plus de 40 %, le réseau Ter-Llobregat atteignant 37,6 %. Pourtant, même si l’état d’urgence sécheresse a été levé en mai, selon les experts, l’Espagne est avec la Grèce le pays avec le plus grand stress hydrique. 75 % de son territoire est en risque de désertification.
L’aggravation de la sécheresse est une réalité selon le dernier rapport de l’Agence européenne de l’environnement. Depuis trois ans, les barrages sont a minima. Même les champs d’oliviers sont en péril. En avril 2024, 12 communes catalanes étaient en situation d’urgence 2 229 en état d’urgence 1 274 en état d’exceptionnalité, et 53 en état d’alerte.
Surtourisme et stress hydrique
Or l’impact du surtourisme est considérable sur le stress hydrique : le manque d’eau aux Canaries, aux Baléares et le long du bassin méditerranéen est attribué principalement à l’augmentation des besoins en eau pendant les périodes estivales. La plate-forme Agua es Vida, formée par des associations diverses regroupant des collectifs écologistes mais aussi des associations de voisins, dénonce la mainmise de certains secteurs économiques sur la ressource. Seul un contrôle de la société civile sur la gestion de l’eau pourrait garantir la qualité de ce service essentiel.
Pour certains auteurs, les usines de dessalement pourraient constituer une solution. La première de ces usines avait été installée sur l’île de Lanzarote en 1964 et produisait 2 500 mètres cubes d’eau potable par jour. Les Canaries ont désormais 281 usines de dessalement dans la province de Las Palmas et 46 à Santa Cruz de Tenerife. Au total, l’Espagne compte aujourd’hui 765 usines de dessalement et bien d’autres projets sont en cours. L’Espagne est troisième en la matière derrière l’Australie et Singapour.
Les usines de dessalement sont-elles la solution à long terme ? Une taxe pigouvienne pourrait-elle pallier les conséquences négatives du tourisme en intégrant les externalités négatives ? Selon certains comme l’économiste Carlos Manera, la solution pourrait être un tourisme de qualité « susceptible de corriger l’important différentiel de prix généré par les nouvelles destinations touristiques ». Mais se débarrasser des « mauvais touristes » suffira-t-il pour faire respecter l’environnement sans pour autant renoncer au modèle traditionnel de plage et sangria ?
Carole Vinals, Maîtresse de conférences, Université de Lille
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.