Les chiffres, soutenus par le retour des touristes étrangers, font en effet état d’une hausse de 24 % de réservations à ce jour par rapport à 2019 et de 30 % si l’on prend le chiffre d’affaires prévisionnel.
« Biarritz ne sera plus Biarritz »
Les prophètes de « l’après-Covid », qui prédisaient un monde plus comme avant sur le plan touristique, semblent pour le moment s’être trompés avec le retour massif des touristes dans les aéroports ou sur les plages.
De quoi relancer, en parallèle, la « tourismophobie » ou la touristophobie, qui désignent l’aversion vis-à-vis du tourisme et/ou des touristes, que semblent démontrer les cas de Barcelone ou Venise, avec le thème du surtourisme (overtourism). Toutefois, il y a fort à parier que, même si les tendances n’étaient pas orientées à la hausse, cette touristophobie subsisterait.
En effet, celle-ci apparaît inhérente au tourisme, et ce depuis bien longtemps. Dès 1842, le dictionnaire de l’Académie française en proposait la définition suivante dans son Complément du dictionnaire de l’Académie française :
« Il se dit des voyageurs qui ne parcourent des pays étrangers que par curiosité ou désœuvrement, qui font une espèce de tournée dans des pays habituellement visités par leurs compatriotes. Il se dit surtout des voyageurs anglais en France, en Suisse et en Italie. Cette locution a été empruntée à la langue anglaise ».
La touristophobie se combine à l’évidence à une anglophobie et se retrouve à la définition d’« absentéiste » dans le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle (1866-1877) de Pierre Larousse :
« Habitude qu’ont les classes riches, chez certains peuples, de passer une partie de leur vie hors de leur pays, habitude particulière surtout à l’aristocratie anglaise : l’absentéisme est une plaie que l’on cache parfois sous le nom de tourisme ».
À la même époque, de grands écrivains abondent dans le même sens. George Sand déclare que « les touristes ne croient qu’aux choses lointaines et célèbres ». Victor Hugo explique en 1843 que « bientôt Biarritz mettra des rampes à ses dunes, des escaliers à ses précipices, des kiosques à ses rochers, des bancs à ses grottes. Alors Biarritz ne sera plus Biarritz ; ce sera quelque chose de décoloré et de bâtard comme Dieppe et Ostende ». L’histoire lui aura finalement donné tort…
« Le touriste et le voyageur »
Plus tard, d’autres intellectuels nous amuseront de leurs bons mots sur le tourisme, tel l’académicien Jean Mistler (1897-1988) qui écrit :
« Le tourisme est l’industrie qui consiste à transporter des gens qui seraient mieux chez eux, dans des endroits qui seraient mieux sans eux. »
Cette vision péjorative du touriste a déteint plus largement, par exemple dans le monde universitaire. Comme le relevait la psychologue Dominique Picard en 1995 dans son livre Les Rituels du savoir-vivre (éditions du Seuil) :
« [Il] est de bon ton d’être débordé : on ne part pas en week-end, on va “rédiger un article à la campagne” ; on ne prend pas de vacances, on va “sur son terrain” ; on ne voyage pas, on se “rend à un colloque”. Et si parfois, malgré tout, on évoque une sortie, un voyage ou une lecture de nature ludique, c’est que l’on est “autorisé” à prendre “quand même” un peu de distraction. »
Que cache cette stigmatisation ? Dès les premiers temps du tourisme, s’est mise en place l’opposition entre le « touriste », moutonnier et de plus en plus soumis à une industrie qui ne proposerait que des illusions, et le « voyageur » qui parcourait les destinations en toute conscience.
Cette longue tradition de moquerie voire de haine à l’égard de ces « idiots du voyage », pour reprendre le titre de l’ouvrage de Jean-Didier Urbain qui analyse ce préjugé dédaigneux, reste très vivace.
Mépris social
Comme nous le relevions lors de la conférence m-tourisme organisée en avril dernier, on peut y voir une forme de mépris social. Cette entreprise de délégitimation des goûts populaires se traduit jusque dans nos statistiques.
Par exemple, l’enquête trimestrielle « suivi de la demande touristique » de TNS Sofres, qui a remplacé l’« enquête vacances » de l’Insee en 2004, propose une liste formatée d’activités relevant de catégories artificielles et nobles, telles que les « activités sportives » ou « culturelles », ignorant les « boules », l’« apéro », le bronzage, la sieste, le barbecue ou le karaoké, qui ne semblent ainsi pas dignes d’intérêt. C’est une façon de hiérarchiser les ressorts du tourisme, en louant la découverte et en dénigrant le repos, le jeu ou le shopping.
Dévastatrices et grégaires, les foules touristiques sont raillées lorsqu’elles s’engagent sur les autoroutes embouteillées lors des départs en vacances ou sur les plages bondées des stations touristiques aux loisirs préfabriqués, car, dans notre imaginaire, « Le peuple est en haut et la foule est en bas », comme l’écrivait Victor Hugo. On peut rester perplexe sur le dénigrement de la masse alors qu’il correspond à une démocratisation.
Quotas en Corse
Il n’en demeure pas moins que de fortes fréquentations ont des impacts négatifs sur certaines destinations et de nombreuses initiatives cherchent aujourd’hui à préserver certaines contrées. Dernier exemple en date : l’assemblée de Corse a voté l’instauration de quotas dès cet été.
Trois sites emblématiques sont concernés : les îles Lavezzi, les aiguilles de Bavella et la vallée de la Restonica. Pour les visiter, il faudra désormais réserver en avance avec une priorité donnée aux résidents. Quand bien même ces quotas sont efficaces, on ne peut que constater qu’ils écartent ceux qui dépensent le moins dans les lieux touristiques, c’est-à-dire les excursionnistes. On ne va pas chasser les très riches de l’île de Cavallo et détruire le port pour la rendre plus « naturelle » !
De même, depuis le 26 juin, l’accès de la calanque de Sugiton à Marseille se fait sur réservation. La forte médiatisation de cette mesure montre que c’est dans l’air du temps, mais nous ne sommes pas pleinement dans une logique touristique, car les calanques sont majoritairement fréquentées par les autochtones. Extrêmement parlantes, ces politiques de quota participent souvent d’opérations de communication, voire d’écoblanchiment, qui détournent le regard sur ce qui se passe ailleurs.
« Hordes touristiques »
La nostalgie est aussi un puissant moteur tourismophobe. Le « c’était mieux avant » alimente le biais de négativité, qui est d’autant plus fort dans ce champ que l’expérience touristique repose parfois sur le choc de la découverte. La « première fois » que l’on visite le lieu devient alors la référence pour juger de son évolution.
On peut prendre l’exemple du géologue Edgar Aubert de la Rüe, qui déplorait en 1935 l’arrivée de touristes en Polynésie française dans son livre L’Homme et les îles (éditions Gallimard) :
« En beaucoup d’îles, l’arrivée des hordes touristiques [sic] a largement contribué à faire disparaître le pittoresque et la couleur locale qui étaient un de leurs grands attraits. C’est ainsi qu’en Océanie française les beautés naturelles demeurent, et des îles telles que Tahiti, Moorea et Raiatea étalent toujours leurs splendides paysages aux yeux émerveillés du voyageur, mais les mœurs des habitants, leurs manières de vivre se sont profondément modifiées et ont perdu toute originalité. »
Or, le nombre de touristes, vus comme des envahisseurs sur ces îles ne dépassait pas alors les 200 par an !
L’urbanisation du lieu est considérée alors comme une dégradation irrémédiable. Cette urbaphobie, composante de la tourismophobie, tient dans la croyance que le touriste devrait fuir la ville, alors que la grande majorité des touristes sont des urbains qui fréquentent des lieux à forte urbanité (stations balnéaires, métropoles, parcs d’attraction…).
[Près de 70 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui.]
La Côte d’Azur, qui attire toujours des millions de touristes chaque année, est souvent l’objet de critiques d’horizons variés. Ainsi, pour expliquer l’évolution du sens du mot mythe, le dictionnaire Nathan de la mythologie gréco-romaine fait appel à la Côte d’Azur en opposant « le “mythe” de la Côte d’Azur (criques à l’eau limpide bordées de pinèdes où chantent les cigales) à sa réalité bétonnière et polluée ».
On peut ne pas apprécier Benidorm ou Surfers Paradise, leur fréquentation prouve que ce rejet n’est pas universel et que le tourisme n’est pas forcément un rejet de la ville. Trop de commentateurs du tourisme font du prosélytisme et prennent leurs désirs pour des réalités. N’oublierait-on pas que le tourisme est devenu une composante essentielle du bonheur dans nos sociétés ?
Jean-Christophe Gay, Agrégé de géographie, directeur scientifique de l’Institut du tourisme Côte d’Azur (ITCA), professeur des universités à l'IAE de Nice, Unité de Recherches Migrations et Société, Université Côte d’Azur
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.