Nos travaux de recherche confirment que, même pour les transformations induites par les politiques publiques, les évolutions se font par palier. Des périodes de transformations incrémentales, où toutes formes d’évolutions semblent bloquées, rendent enfin possibles des mutations brutales et rapides.
Tout se joue dans le « le jeu des acteurs » dans des cadres incitatifs coercitifs. Quand on fait de la prospective et qu’on se projette dans le futur à long terme, il est très important de réussir à anticiper la possibilité de telles mutations.
Dans un précédent article publié sur The Conversation, nous avions développé une première approche prospective pour anticiper ces mutations au travers de l’analyse des ruptures aux tendances.
Dans cet article, nous tentons de décrypter « le jeu des acteurs » autour des nouveaux règlements incitatifs coercitifs négociés au niveau de la Commission européenne pour montrer la potentialité élevée d’une profonde mutation à venir.
Un secteur difficile à réglementer
On observe depuis quelques années un « GAFAM bashing » (lynchage médiatique des GAFAM). Néanmoins, il faut être conscient que durant la période d’émergence du digital, les pionniers du numérique ont joué trois rôles essentiels : celui de locomotive, de booster d’innovation et de modèle. Sans eux, de nombreux nouveaux secteurs n’auraient pas vu le jour.
Mais aujourd’hui, le numérique est devenu un véritable « Far West » avec trop peu de règles, pour reprendre les termes utilisés par le commissaire européen Thierry Breton.
Il aura fallu attendre le scandale Cambridge Analytica – une fuite de données personnelles utilisées à des fins politiques en 2017-2018 – pour que la Commission européenne ait le poids suffisant face aux grandes entreprises de la « tech », afin de faire enfin voter un texte, en discussion depuis de nombreuses années, destiné à mieux encadrer la gestion des données personnelles : le règlement général sur les données personnelles (RGPD) qui est entré en vigueur mi-2018. L’Europe était alors la première à légiférer dans ce domaine.
Néanmoins, elle n’a pas eu le poids suffisant pour faire voter dans la foulée un second règlement, le ePrivacy, qui s’attaquait entre autres à la question des cookies, ces fichiers installés par le site chez l’utilisateur pour suivre son parcours de navigation.
En 2017, ce règlement avait créé un véritable tollé. De nombreuses parties prenantes, comme les médias et les marques, voire les assureurs, se sont élevés contre cette future règlementation. Les discussions ont alors été stoppées au niveau de la Commission.
Des changements induits par les jeux d’acteurs
Finalement, pressentant les changements et voulant se différencier, ce sont les moteurs de recherche Mozilla et Safari (Apple) qui ont décidé de bloquer les cookies tiers, blocage qui s’est d’ailleurs renforcé en 2020.
Google a décidé en 2020 d’en faire de même en annonçant la fin des cookies tiers pour 2022, non sans critique d’ailleurs. Le géant du numérique est déjà en train de préparer « l’après-cookies » avec de nouvelles techniques de publicité digitale.
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Ces jeux ont aujourd’hui des impacts considérables notamment sur tous les modèles économiques basés sur l’usage des données et la publicité digitale, avec beaucoup de secteurs impactés de façon collatérale.
Parallèlement, depuis de nombreuses années, un nombre croissant de procès pour abus de position dominante ou pratiques abusives sont intentés contre les GAFAM, en Europe, mais aussi un peu partout dans le monde y compris aux États-Unis. Même la Chine a décidé de durcir sa législation anti-trust (anti-monopole).
La stratégie européenne
L’Europe a donc décidé de dompter ce Far West du digital avec une stratégie en 3 volets, accompagnée de lourdes sanctions :
Le Digital Service Act : qui cherche à réguler les contenus comme la haine en ligne ou les « fake news » et à assurer la transparence des algorithmes.
Le Digital Market Act : qui cherche à lutter contre les abus de position dominante.
Le Gouvernance Data Act : qui viendra un peu plus tard et qui cherche à réguler le partage des données entre les acteurs de la société y compris publics.
Ces trois bras armés viennent compléter d’autres législations européennes en cours d’implémentation, comme les droits voisins qui cherchent à rétablir un équilibre dans la répartition des revenus entre médias et titans du numérique.
C’est un thème qui crée des tensions très fortes entre acteurs en France, en Europe, mais aussi partout au monde, comme l’a récemment démontré la limitation de l’accès aux contenus des médias par Facebook en Australie, en réaction à un projet de loi visant à mieux rémunérer les éditeurs.
L’Europe cherche également à construire une réflexion commune pour mieux encadrer les usages à risque de l’intelligence artificielle.
Sur le Vieux Continent, le Digital Market Act va « dépoussiérer » (ce sont les spécialistes qui le disent) le droit de la concurrence. Le texte présente une série d’obligations et d’interdictions que devront respecter les plates-formes « systémiques » pour qu’elles ne soient plus en position d’imposer leurs conditions à tout leur écosystème de par la place incontournable qu’elles ont prise.
L’esprit du Digital Market Act est de créer une régulation préventive, y compris en étant informé des projets de diversification par acquisition, prévus par les grandes entreprises de la tech dites « gatekeepers ». Or, ce règlement constitue une remise en cause complète des modèles économiques et de développement initiaux des pionniers du numérique…
Ces modèles sont souvent basés sur des algorithmes de plus en plus complexes et obscurs, notamment sur la façon dont nos données sont monétisées, le but étant d’optimiser l’usage de ces données autour de services de plus en plus nombreux. Le modèle de développement du digital consiste quant à lui, en une diversification rapide à partir d’un cœur de métier, qui est souvent non rentable, pour apporter de plus en plus de services aux clients.
C’est comme ça qu’Amazon a bâti son empire, car jusqu’en 2017, les activités de e-commerce de l’entreprise ne dégageaient pas de profit. Sans ses activités complémentaires de logistique, de cloud, d’approvisionnement et de publicité, l’entreprise n’aurait pas survécu.
Parallèlement, le problème vient aussi de la vitesse vertigineuse avec laquelle ces entreprises pionnières, souvent difficilement rentables, sont devenues de redoutables titans qui verrouillent toute concurrence. C’est le cas de Facebook, par exemple, qui jusqu’en 2012 était une entreprise non rentable pour laquelle les spécialistes se posaient la question de sa survie à long terme. Pourtant, en 2019, l’entreprise captait, avec Google et Amazon la majorité du marché de la publicité digitale qui elle même représente aujourd’hui plus de 50 % du marché général de la publicité.
La crainte des experts sur les réglementations
Le problème de l’économie numérique, c’est qu’elle est très systémique et que toute régulation des grandes entreprises de la tech peut potentiellement avoir des effets collatéraux très importants sur toute l’économie digitale et donc sur tous les secteurs.
En innovation et en digital, l’échelle européenne, bien qu’elle concerne une zone de 27 pays différents, constitue le meilleur niveau pour agir par rapport aux blocs asiatique et américain. Néanmoins, certains experts expriment des craintes face à ces nombreuses nouvelles réglementations européennes, comme l’étouffement de l’innovation et le ralentissement du développement des futurs champions européens du digital.
Les tensions entre acteurs n’ont jamais été aussi importantes qu’en ce moment. C’est tout l’enjeu des discussions et des négociations qui vont se jouer dans les années qui viennent entre toutes les parties prenantes : trouver le juste et bon équilibre pour réussir à réguler le Far West numérique sans étouffer l’innovation générée par le digital dans toute notre économie… Potentiellement, quelle que soit l’issue des débats, derrière ces jeux d’acteurs, on peut d’ores et déjà anticiper une période de fortes mutations.
Valery Michaux, Enseignant-Chercheur - HDR, Neoma Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.