« Dites-lui que nous avons un compte ancestral à régler et que nous irons jusqu’au bout ». Tout aussi calme, l’agent de la force publique lui demande alors de préciser ce qu’il entend par « jusqu’au bout ». S’adressant à nouveau au militaire, cette fois en créole, il répond « la i pann i sek ». Proverbe imagé que l’on peut traduire par « advienne que pourra ». Constatant la surprise de son interlocuteur qui ne comprend pas la réponse, il complète le proverbe sur un ton sarcastique par « menm mouillé i sek » (arrivera ce qui doit arriver), comme pour marquer la fin de l’échange avec un interlocuteur avec lequel on rompt la communication.
Cet échange révélateur des tensions de la crise sociale de 2021 est dans la continuité des mobilisations antérieures.
Une longue histoire de mobilisations
Celles de mai 1967, auxquelles se réfère ouvertement le mouvement social se sont soldées par un nombre inconnu à ce jour de morts parmi les manifestants, dont Jacques Nestor, leader du mouvement syndicaliste. Ces évènements sont perçus comme une agression coloniale « subie » par la population, sans défense, de Pointe-à-Pitre et plus largement de la Guadeloupe.
En 2009, des milliers de personnes avaient participé à des manifestations contre la crise économique et sociale aux Antilles. Elie Domota du LKP (Lyannaj Kont Pwofitasyon : Mobilisation contre l’exploitation), mouvement de tête de la mobilisation, affirmait dans une émission de la télévision locale Canal 10 que si « l’on veut la guerre civile, on l’aura. Il y aura des morts comme en 1967 mais pas de leur côté. »
Le mouvement social de 2009 a depuis été inscrit dans le rapport de la commission animée par l’historien Benjamin Stora. Selon ce dernier, les mobilisés de l’époque manifestaient une volonté de « réappropriation sinon d’un destin du moins d’un avenir ». Cette commission d’information et de recherche historique a été instituée par un arrêté du 22 avril 2014 de la ministre des outremers, Georges Pau-Langevin. Sous la direction de l’historien Benjamin Stora, elle a été « chargée d’étudier et de rendre un rapport » sur plusieurs évènements notamment ceux de Guadeloupe survenus entre les 26 et 28 mai 1967.
En 2021, après le refus d’abrogation de l’obligation vaccinale, Maïté N’Toumo, l’actuelle secrétaire générale du principal syndicat de salariés, l’UGTG (l’Union Générale des Travailleurs de Guadeloupe) n’exclut pas l’affrontement. Estimant que le refus de dialogue des autorités et la suspension des soignants réfractaires à la vaccination constituent une violence. Elle déclare à son tour que la guerre est déclarée.
Il faut signaler qu’en 2009, le LKP, était à la fois un front puissant d’une cinquantaine d’organisations et le principal interlocuteur des autorités étatiques. En 2021, c’est une organisation parmi les autres dans un collectif qui s’oppose à l’obligation vaccinale et qui présente une plate-forme de revendications sociales. L’UGTG,la CGTG et les partis politiques indépendantistes ne font plus partie de ce LKP affaibli.
Comme en 2009, cette « guerre syndicale » est un appel au blocage avec toutefois une capacité de mobilisation moindre en 2021. Elle concerne aujourd’hui principalement les professions médicales et paramédicales ainsi que les pompiers qui refusent le vaccin au motif que la loi qui l’impose porte atteinte à la liberté individuelle et au droit de disposer de son corps.
Mais ce qui marque principalement les événements de 2021 est la place des jeunes, désoeuvrés, violents, qui marque un tournant dans la manifestation.
L’irruption de la jeunesse guadeloupéenne
La situation sociale de la Guadeloupe est devenue explosive après l’irruption de ces jeunes dans l’action collective certains précisant qu’ils venaient en aide ainsi aux soignants et qu’ils étaient eux aussi contre l’obligation vaccinale.
Ils sont à l’origine d’une paralysie quasi complète du fonctionnement normal de la société insulaire. Après le refus des autorités et le déclenchement d’une grève générale illimitée par les syndicats, de nombreux barrages tenus par ces jeunes ont été érigés sur plusieurs points stratégiques de l’archipel.
Rapidement, il ne s’agit plus seulement d’une mobilisation contre l’obligation vaccinale. La tension est d’une autre nature, le sens de la contestation aussi. Aux revendications des syndicats présentées selon des modalités convenues s’ajoutent désormais des actions violentes sans formulations de demandes précises et audibles. À l’échange conventionnel entre les forces de l’ordre et le LKP, s’oppose l’action imprévisible de jeunes masqués dont l’un des objectifs est de défier la force publique.
Des incendies de voitures et d’immeubles dans les centres villes, ressemblent aux violences urbaines que connaissent sporadiquement les banlieues françaises, un phénomène nouveau qui s’interprète, pour l’heure, comme une mobilisation de défiance.
La mobilisation des jeunes plus seulement concerner l’objet premier de la contestation. Ces jeunes en déshérence qu’il faut distinguer de ceux qui sont sur les barrages contrôlés par les syndicats sont pour l’essentiel des garçons, mineurs et jeunes adultes. Le plus souvent inactifs ils vivent du secteur informel et d’actions illicites.
L’engagement de ces jeunes, bien qu’il défie les autorités, est spontané sans concertation avec le mouvement social. Il ne repose donc pas sur un programme de revendications qui changent d’un barrage à un autre.
Les raisons de la colère
Cette partie de la jeunesse qui se trouve sur les barricades exprime à sa manière une exclusion qui dépasse la simple revendication de ressources. Leur crise est plus profonde. Elle révèle l’extrême faiblesse de tous les cercles de socialisation dont la famille, l’école et le tissu associatif.
Comme l’a montré le démographe Claude-Valentin Marie, l’employabilité de cette partie de la jeunesse est difficile.
Le chômage touche en premier lieu ceux qui n’ont pas de diplômes. À cela s’ajoute le départ des plus diplômés qui quittent la Guadeloupe et de ceux à la recherche d’un emploi correspondant à leur qualification. Les jeunes de 15 à 29 ans sont les plus touchés par le chômage. Leur formation est un défi. Beaucoup d’entre eux sont nés dans des familles monoparentales et sans emplois, ce qui révèle un problème dont on n’a pas encore évalué la gravité.
Face à cette évolution de la situation, l’attitude des représentants du gouvernement pourrait renforcer les tensions devenant, paradoxalement, le moteur de la contestation. Certes, on peut difficilement discuter avec des émeutiers non identifiés sans revendications précises. Mais lors de son passage en Guadeloupe le 29 novembre Sébastien Lecornu le ministre des outremers a imposé aux syndicalistes la condamnation des violences de ces jeunes comme condition préalable au dialogue. La condition semble remplie en Martinique, pas en Guadeloupe.
En refusant de discuter avec les syndicats, les autorités ignorent les lois de la mobilisation et se privent d’un probable apaisement de la situation. Pour l’heure, les seuls échanges en cours concernent les élus locaux et les représentants du mouvement social qui doivent se rencontrer autour d’une proposition d’accord de méthode qui prévoit la venue d’une délégation interministérielle. Dans un communiqué datant du 3 décembre, le ministre préfère confier au préfet la mission de le représenter lors d’éventuels échanges.
De nouvelles formes d’actions collectives ?
En Guadeloupe comme ailleurs l’action collective repose généralement sur deux dimensions complémentaires. D’une part une intégration horizontale qui révèle le degré de solidarité du groupe contestataire. Ce mode d’intégration se construit le plus souvent sur la base d’intérêts individuels ou collectifs à agir. En Guadeloupe la défense de l’identité culturelle et des acquis sociaux sont les ressorts récurrents de la mobilisation. D’autre part, une intégration verticale qui renseigne sur la nature des relations du groupe avec les autorités.
La qualité des relations avec le préfet ou le gouvernement participe à l’intensité de l’action collective. Lorsque la communication et le dialogue existent entre la direction du groupe mobilisé et les autorités, les probabilités de surgissement de la mobilisation sont faibles. On peut penser que les tensions actuelles entre le mouvement social et le ministre Lecornu sont alimentées par des échanges limités.
En croisant ces deux dimensions, on peut donc déduire les probabilités de déclenchement et l’intensité de la contestation. La mobilisation est d’autant plus importante que la solidarité interne est forte et que l’intégration verticale est faible.
Par exemple, en 2009 le LKP a fédéré dans une démarche horizontale inclusive une myriade de partis et d’associations. Son dialogue vertical, conflictuel avec le représentant de l’État s’est déroulé en marginalisant les élus locaux et en médiatisant l’échange ; ce qui a galvanisé les troupes.
En 2021, le contexte, les acteurs et la stratégie du gouvernement ont changé.
Autre différence notable, la base sociale du LKP, moins diversifiée, s’est réduite, ce qui pourrait limiter aussi les probabilités de succès de la mobilisation contre l’obligation vaccinale.
Quelques jours avant l’arrivée du ministre, le LKP a rassemblé vraisemblablement plusieurs milliers de manifestants en associant à sa démarche le groupe carnavalesque Akiyo, illustrant ainsi l’idée selon laquelle l’affirmation identitaire est un des ressorts de la mobilisation. Contrairement à ce qui s’est passé en 2009, il n’est pas sûr par conséquent que le mouvement social ait la capacité autonome d’un déploiement de force.
Un usage politique de l’opposition à la vaccination
Cette crise a provoqué une division du mouvement nationaliste. Curieusement, ce sont les « anciens » qui par réalisme et confiance dans la science militent pour la vaccination. Les « anciens » nationalistes se réfèrent le plus souvent aux pays voisins indépendants qui n’hésitent pas dans une démarche « responsable » à vacciner leur population. Cuba est l’exemple le plus cité. Ils interpellent les « jeunes » sur l’attitude qu’ils auraient dans l’hypothèse d’une Guadeloupe souveraine.
Les « jeunes » ne sont pas nécessairement plus modernes. Ils fondent leur opposition à la vaccination sur des croyances dans une pharmacopée locale qui renforcerait les défenses immunitaires.
Ces « jeunes », qui dirigent aujourd’hui les syndicats, en symbiose avec une part notable de la population sensible aux discours douteux des réseaux sociaux, ont construit une opposition à la vaccination fondée sur des arguments d’ordre identitaire ; ce qui fait dire à Luc Ferry sur LCI le 28 novembre que la Guadeloupe est un territoire « ancestral » ! En réalité, il s’agit d’un usage politique de l’opposition à la vaccination par des syndicalistes par ailleurs militants politiques dont certains avouent être vaccinés.
Les allusions sur des médias de l’hexagone à des pratiques vaudous supposées pour expliquer la résistance à cette vaccination sont également purement fantaisistes dans la mesure où cette religion n’est pas pratiquée en Guadeloupe. Si la minorité haïtienne présente sur le sol guadeloupéen en a éventuellement une pratique, elle est discrète et ne peut alors avoir de lien avec la résistance à la vaccination.
La peur du vaccin est difficilement compréhensible quand on sait le nombre de morts causés par la pandémie.
En réalité, cette peur se conjugue avec une méfiance généralisée à l’égard des autorités étatiques et locales.
Fred Reno, Professeur de science politique, Université des Antilles
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.