Le métavers, ce rêve dont Mark Zuckerberg semble vouloir faire une réalité, repose autant sur un concept qui n’est pas nouveau, celui d’un univers digitalisé dans lequel les utilisateurs peuvent interagir avec créativité, que sur une avancée substantielle s’il venait à s’appuyer sur la réalité augmentée avec des outils comme les casques de réalité virtuelle.
Il y a 10 ans de cela, nous avions proposé dans un article publié dans une revue académique de modéliser comment les éditeurs d’un monde virtuel, comme le sont déjà Second Life, There ou World of Warcraft, peuvent contrôler eux-mêmes la vie de leur création, sans qu’il y ait besoin de l’intervention d’un régulateur public. Un point nodal se situe autour de l’acceptation des conditions générales d’utilisation, que nombreux valident sans les lire.
Les enjeux sont liés à une caractéristique en particulier. L’univers numérique engendré a de particulier d’être persistant, au sens où l’avatar de l’utilisateur continue à exister, au moins dans des lignes de code informatique, même une fois que ce dernier a éteint son ordinateur, sa tablette ou son smartphone.
Créativité, communauté, code et copyright
Notre modèle est celui des « 5C ».Le premier « C » est celui de « créativité ». Celle-ci reste un élément clef de tout univers virtuel et détermine notamment le succès qu’il rencontrera auprès du public. Elle s’exprime à travers un mélange d’art (la qualité des graphismes et du script de l’univers), de technologie (l’ergonomie du monde virtuel, sa facilité d’utilisation et la sécurité qu’il offre aux utilisateurs) et d’interactions sociales.
« Communauté » est le second « C ». Le réseau constitué au sein d’un univers virtuel peut reposer sur des liens forts. C’est le cas notamment lorsque les utilisateurs partagent un lien sous-jacent, un lien par exemple reposant sur la loyauté envers le produit. Enjeu de ce deuxième « C », l’expansion d’une communauté rend plus difficile la coordination des préférences des utilisateurs.
Le troisième vaut pour « code ». Il regroupe un ensemble d’instructions destinées à un ordinateur qui déterminent si les utilisateurs peuvent ou ne peuvent pas effectuer certaines actions dans un monde virtuel. Plus le créateur de l’univers utilise un code permissif, plus l’utilisateur a le contrôle sur l’évolution de l’univers. Les codes assurent également la sécurité de la propriété virtuelle.
Propriété virtuelle et maintenant propriété intellectuelle avec le quatrième « C », celui de « copyright ». La notion, dans les pays de droit romano-germanique, laisse sa place aux droits d’auteur. Dès lors qu’il y a originalité, cette protection peut s’appliquer à un certain nombre de créations : textes, fiction, images numériques, personnages, conception de bâtiments ou encore musique.
Sécurité juridique ? Des fragilités
Seuls, ces quatre premiers éléments ne sont pas sans limites. Reste en particulier que ces univers ne peuvent faire l’objet d’une constante innovation, que plus une communauté d’utilisateurs est large et plus les risques de conflit vont augmenter, et que plus le code informatique restreint les champs de possible dans l’univers et moins celui-ci sera attractif pour les utilisateurs. Le copyright et le droit d’auteur, eux, ne permettent pas de protéger tout type d’information.
Les entreprises ont donc recours à un cinquième « C » : le « contrat ». Afin d’accéder à un monde virtuel, les utilisateurs doivent conclure un contrat avec l’entreprise éditrice. Il permet à cette dernière d’établir un certain niveau de contrôle sur le monde virtuel et prend généralement la forme de Conditions générales d’utilisation (CGU). Il vise également à apporter un niveau de sécurité juridique suffisant dans les relations avec les utilisateurs.
Suffisant ? L’analyse que nous avions menée sur 20 univers virtuels avait mis en évidence une certaine fragilité, au moins théorique, de ces contrats. Non seulement ils confisquaient souvent tous les droits de propriété au détriment des utilisateurs (ou au mieux leur attribuaient des droits très limités), mais ils exprimaient également une disproportion manifeste entre les droits et obligations de chaque partie (entreprise et utilisateur). Le tout étant renforcé par leur manque de lisibilité (au sens « compréhension ») pour un utilisateur normal.
Répartir les droits
Comment y répondre ? Les propositions que nous avions formulées trouvent encore plus de résonance alors que l’on parle de la possible apparition du métavers car le champ des possibles y est encore plus important grâce aux technologies immersives, aux cryptomonnaies, et à l’interpénétration des mondes réel et virtuel.
Les contrats devraient, à notre sens, reconnaître les droits de propriété des utilisateurs sur les biens virtuels. Il s’agit de se débarrasser du mélange toxique que forment des dispositions peu compréhensibles pour l’utilisateur et à son net désavantage. Les éditeurs bénéficieraient, en outre, d’instruments juridiques leur permettant un contrôle durable et loyal sur le métavers, en réduisant le risque que les gouvernements prennent en charge sa réglementation.
Une attention particulière devra être accordée aux données personnelles. La chose s’avère d’autant plus essentielle que la perméabilité entre univers réel et virtuel sera forte, et que ces données serviront à « profiler » l’utilisateur dans l’un comme dans l’autre.
Il semble par ailleurs recommandable que les dispositions du contrat se trouvent alignées sur le modèle de développement choisi par l’entreprise qui contrôle le métavers. Dans le modèle « free-to-play » dans lequel intervient la créativité de l’utilisateur, les droits d’auteur doivent être totalement ou partiellement attribués à celui-ci. Il doit notamment être autorisé à échanger les biens virtuels qu’il possède contre de l’argent réel.
Le développement de ce que l’on appelle les « jetons non fongibles » permettra, grâce à la blockchain, d’authentifier des biens incorporels créés dans le métavers. Par là même il sera possible de les distinguer d’éventuelles copies et d’en faciliter la monétisation, en particulier avec de la cryptomonnaie. Il paraît probable que le régulateur étatique reste présent sur ce terrain si ces jetons en viennent à être considérés comme des titres financiers.
Seul un comportement responsable
Dernier point de vigilance que nous soulignons : aligner dispositions du contrat et « gaming model ». En effet, si l’entreprise contrôlant le métavers veut éviter les transactions en argent réel, un contrat demeure insuffisant pour les décourager. Il s’agit de pouvoir compter sur une communauté d’utilisateurs globalement hostiles à ce comportement, de disposer d’un code informatique qui rende les échanges difficiles, et de mettre en place une obsolescence planifiée qui éliminerait la valeur durable des biens virtuels.
Plus le métavers sera une interconnexion de la vie réelle et de la vie virtuelle, plus l’avatar sera une projection quasi siamoise de son utilisateur. Et plus l’économie du monde virtuel sera une économie réelle, plus les pouvoirs publics s’immisceront dans la régulation du métavers. Ils en viendront en effet à considérer que la régulation par le contrat sera insuffisante à éviter des comportements de fraude, de corruption, ou de violation du libre jeu de la concurrence, pour ne citer que ceux-ci.
Seuls un comportement responsable des entreprises et un engagement permanent dans la compliance éviteront que le métavers ne soit lui-même qu’un avatar des turpitudes du monde réel. Mais sera-t-il vraiment possible de différencier ce qui est réel de ce qui est virtuel ? La digitalisation ne crée pas une virtualité, elle ne fait que construire notre réalité avec des codes.
Christophe Roquilly, Professeur de droit, Directeur de l'Augmented Law Institute, Doyen honoraire du corps professoral, EDHEC Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.